À l’occasion de l’exposition Petites Merveilles qui au lieu entre le 1er et le 30 novembre 2025 au Musée des Métiers d’Art du Québec (MUMAQ), nous avons créé une collection de reliures d’art. Ces reliures sont des miniatures, n’excédant pas 8 centimètres ni en hauteur, ni en largeur et ni en profondeur.



Parmi ces 7 reliures, 5 sont réalisées sur un livre que nous avons créé, Absence de témoins, et 2 sur des livres issus du commerce. Pour présenter ce travail de création, nous avons organisé entre nous des entretiens. Ils ont été menés en duo et en trio:
- Camille Stoffel et Juliette Amigues
- Paula Saint-Hillier avec Elise Sinz et Héléna Frere
- Angeline Guzman et Anaïde Fleig
Voici la retranscription de ces entretiens, livre par livre.
La reliure de Camille vue par Juliette
[Juliette] Sur quel livre as-tu eu envie de travailler ?
[Camille] Pour cette exposition, on avait une contrainte de taille : relier un livre de moins de 8x8x8 cm. J’ai pris contact avec la Librairie Jean-Yves Lacroix et ils m’ont proposé une édition de P.A.B. C’est un texte de Denis Polge, « Information ». Le format coïncidait et le prix était dans mon budget, puis j’avais aussi envie de travailler sur un livre qui me faisait plaisir.
[Juliette] On se connaît depuis quelques années maintenant et je connais ta fascination pour les ronds. Cette fois, tu es allée jusqu’à faire une boîte ronde…
[Camille] Ici, les ronds sont en réponse à l’illustration, une gouache de P.A.B. qui représente une planète, ça tombait à pic ! Et c’était aussi l’occasion d’expérimenter, de me lancer un petit défi technique mais sans pression.
[Juliette] Comment as-tu choisi les matières utilisées ?
[Camille] Là aussi, une contrainte, celle de travailler avec ce que j’avais déjà dans mon atelier. Pour un projet comme celui-ci, qui n’est potentiellement pas acheté donc pas rémunéré, il faut trouver le bon compromis entre investissement de temps et financier. Il me restait juste un bout de feuille de pierre que j’avais envie d’utiliser, je me suis inspirée de Sün Evrard et de son pliage sur cette matière.
[Juliette] Le choix de la structure, est-ce qu’il vient aussi de cette préoccupation d’économie de moyens ?
[Camille] Je ne voulais pas partir sur une structure traditionnelle en cuir. J’ai opté pour une structure légère, la stick binding, développée par Suzanne Schmollgruber et Edwin Heim.
Texte issu de l’entretien entre Camille et Juliette




La reliure de Juliette vue par Camille
[Camille] Quel a été ton choix de livre ?
[Juliette] J’ai décidé de relier l’édition « Absence de Témoins » conçue par 4 membres de notre collective spécialement dans le cadre de ce projet. Cela a été l’opportunité pour moi de participer au processus créatif commun après écriture en y ajoutant une seconde lecture via la forme et la matière.
[Camille] Peux-tu nous parler de ton décor ?
[Juliette] Il s’agit d’un clin d’œil au nom de l’exposition et à la contrainte de taille imposée du projet (maximum 8x8x8cm). J’ai souhaité créer un jeu d’échelle entre la boîte et la couverture afin de donner l’illusion de rétrécir encore plus le format réel de la reliure.
[Camille] Est-ce que ce projet a été l’occasion de répondre à des envies et des expérimentations dans ta pratique ?
[Juliette] Bien sûr ! Il a fallu trouver un bon équilibre entre temps et investissement pour ce projet non-rémunéré. J’ai donc décidé de partir sur une structure légère qui me permettait une rapidité d’exécution tout en conservant un degré de finition à la hauteur de mes standards. J’ai beaucoup d’affinités avec le cuir et j’avais envie de travailler avec cette matière. Il me restait pas mal de chutes déjà parées dans mon atelier que j’ai pu utiliser. Les gardes des contreplats sont en papier rayé en écho à mon désir de commencer à ornementer moi-même les papiers que j’utilise.
[Camille] As-tu une dernière anecdote à nous partager ?
[Juliette] J’ai voulu réaliser le titrage moi-même en dorure avec des caractères d’occasion achetés en ligne. Malheureusement, ceux-ci étaient trop courts pour mon composteur, j’ai dû bricoler avec de l’adhésif double-face pour fixer les caractères dans la bonne position. Cela a finalement eu l’avantage de me faire gagner du temps puisque j’ai composé les mots en entier et courbés, au lieu de travailler lettre par lettre !
Texte issu de l’entretien entre Camille et Juliette




La reliure de Paula vue par Héléna
Nous avons demandé à Paula de nous décrire son travail, d’abord techniquement avant d’aborder son cheminement conceptuel. Voici ce que j’ai noté :
Paula propose avec ce travail une déclinaison de la structure qu’elle a mise au point. Celle-ci, baptisée POLA, est le fruit de 10 ans de travail. Le décor et la structure n’y font qu’un, et Paula résume son approche en disant « tout ce qui est utile est visible ».
Comme rien n’est caché, les divers éléments qui composent la structure font l’objet d’un soin particulier : ils sont tous façonnés et couverts séparément avant d’être assemblés. C’est donc une structure composée du bloc livre, de deux plats et d’un double dos. Un croisement de rubans de cuir, passés en carton, et de claies, fixées sur les contreplats, permet d’attacher les éléments ensemble. Les cahiers sont montés sur un accordéon de papier violet remplissant les fonctions de bloc onglets et de gardes volantes.
La conception du texte – Absence de témoins – inspire Paula qui utilise un procédé semblable au processus de création du texte pour mettre au point sa reliure. Quand le texte naît de quelques mots choisis au hasard qui s’agglomèrent pour devenir un texte, la reliure naît, elle, de quelques chutes de cuir qui s’étofferont pour devenir une reliure.
Fidèle à l’esprit didactique du livre qu’elle relie, Paula a choisi de rendre encore plus visible chaque partie de sa reliure. En utilisant le vocabulaire cartographique (hachures, couleurs etc) elle met en place une signalétique claire qui permet d’identifier chaque partie de la géographie de sa reliure.
Visuellement, c’est donc une reliure multicolore, avec un titrage classique (la didactique, encore!), avec à chaque coin, une pastille de cuir sur laquelle est poussée à l’oeser bleu les initiales d’une des 4 autrices, comme autant d’invitation à entrer dans le livre.
Texte issu de l’entretien entre Paula, Élise et Héléna




La reliure d’Élise vue par Paula
Rien n’arrive par hasard. Élise ne semble pas toujours y croire ! Et pourtant cette reliure sur Si le temps le permet, tout petit poème rempli d’air, de feu, de fleurs et d’eau, en est la preuve. Drôle de parallèle d’ailleurs, l’auteur Robert Marteau s’est lui aussi envolé pour le Canada dont il a adopté la nationalité en 1978.
Sa structure est ce qui frappe immédiatement : son dos est constitué d’une succession de papiers découpés agencés comme des planches de théâtre de papier. Nos questionnements avec Héléna, vont se concentrer sur la fixation de ce dos fendu d’air avec les feuillets du bloc livre. Après les explications d’Élise, on comprend que les onglets sont cousus d’un côté, collés de l’autre avec les papiers ornementaux et intercalés entre eux à l’intérieur d’une coque. Excitation !
Cette coque va faire office d’épine dorsale en maintenant ensemble le dos et les plats. Une partie mobile permet la consultation de l’ouvrage. Une seconde partie figée, sculpturale, semble pourtant ondoyer comme des flammes et des vagues.
Après l’eau et le feu, Élise ajoute l’élément terre, par sa palette chromatique végétale : un marron, un bleu pâle et un vert anis font écho aux gravures florales de Miguel Buceta. Sur les plats couverts de cuir, le motif du dos est repris par des mosaïques en relief du même papier ainsi que des pièces de titre en veau qui viennent ajouter une autre nuance de vert.
Hasard ? Où ça ?
Texte issu de l’entretien entre Paula, Élise et Héléna




La reliure d’Héléna vue par Élise
Héléna nous a raconté, à Paula et moi, le processus de création qui se cache derrière la reliure qu’elle présente :
Une structure classique en 5 ficelles, des tranchefiles brodées main et des gardes bords à bords. Jusque là tout parait normal. Mais il a suffit d’un coup de massicot (volontairement donné) pour que le regard porté sur cette reliure soit tout à fait différent.
Le livre est à jamais séparé en deux, les parties hautes et basses consultables indépendamment, mais la lecture n’a plus de sens. Cette pièce présente un intérêt pédagogique, en continuité avec l’édition réalisée en collaboration avec 3 autres membres de la collective : Anaïde, Laurie et Angeline.
La dimension artistique est apportée par des éléments de décor fixés sur la couverture avec des aimants. Grâce à ces mosaïques mobiles, la composition est interchangeable. Il y a également une volonté de repenser sa manière de travailler en réduisant son impact environnemental. L’intégralité de la reliure a été réalisée sans colle plastique et les matériaux proviennent uniquement des chutes de l’atelier.
Les titrages, quant à eux, sont le fruit d’une expérimentation : du film Oeser fixé à chaud sur une impression laser. Vous trouverez dans la boite les deux parties du livre, un manuel d’utilisation, des suggestions de présentation, un tapis de travail, les éléments de décors et les aimants.
À mi-chemin entre livre-sculpture et manuel technique, elle vous permettra peut être d’en comprendre un peu plus sur la technique de notre métier, et de porter un regard plus ludique sur la reliure d’art.
Je vous laisse découvrir la reliure d’Héléna en photos ci-dessous.
Élise
Texte issu de l’entretien entre Paula, Elise et Héléna



La reliure d’Angeline vue par Anaïde
[Anaïde] Un étui, une chemise, serait-ce le présage d’une reliure classique ?[Angeline] Absolument pas ! Ce sont des leurres… La reliure est une structure Otabind. C’est une reliure à la couverture rigide s’ouvrant parfaitement à plat. Cette technique permet de libérer le dos par l’usage d’un dos cartonné « rapporté ». Ici, il est caché par une couvrure en plein.
[Anaïde] Tu portes une attention toute particulière à cette structure, a-t-elle été le point de départ de ta création ?
[Angeline] Oui. Cette structure, que je continue d’explorer et d’affiner selon mes reliures, m’a ici techniquement permis de rester dans la continuité du contenu du livre. Je l’ai utilisée comme un terrain de jeu à l’image de la conception éditoriale de cet ouvrage qui s’est faite dans une atmosphère joyeuse et ludique.
[Anaïde] Comment as-tu justement prolongé notre réflexion collective ?[Angeline] Dans le contenu créé, nous avons cherché à visibiliser et à mettre en exergue les différents éléments composant le livre. J’ai ajouté des onglets, éléments en papier sur lesquels sont cousus les cahiers ainsi que des gardes couleur. Ces deux éléments sont identifiés par une annotation identique à celle mise en place dans le corps d’ouvrage.
[Anaïde] Et tout d’un coup de la couleur !
[Angeline] Oui ! Des couleurs vives et dynamiques qui mettent l’accent sur des éléments structurels de la reliure et de son décor ! Les gardes et les onglets ont été teints à la main, au pinceau. Cet exercice est technique : il faut réussir à obtenir une teinte uniformément répartie sur l’ensemble de la surface. Le décor est composé des lettres du titre. Celles-ci sont disposées à la façon d’un semi (traditionnellement il s’agit de la répétition d’un même fer à dorer). J’ai utilisé la technique de la dorure à chaud pour imprimer mes lettres une par une et j’ai ensuite repris mon pinceau pour les colorer à la main. On peut voir au centre de la reliure, sur une ligne horizontale, le titre dans son intégralité, en ton sur ton pour jouer avec notre regard.
Texte issu de l’entretien entre Anaïde et Angeline




La reliure d’Anaïde vue par Angeline
[Angeline] Tu as aussi relié l’édition d’Absence de témoins, créée collectivement. Cela a-t-il influencé ton processus de travail ?
[Anaïde] Mon processus de travail est resté le même qu’habituellement : j’ai créé une nouvelle structure, dictée par la broderie. Ainsi la structure est aussi le décors. C’est le choix des couleurs qui a été influencé par le travail sur l’édition : il traduit une sensation de bourgeonnement, de floraison en écho à l’enthousiasme de cette création éditoriale collective.
[Angeline] Et le petit format, a-t-il représenté un défi pour toi ?
[Anaïde] Non, au contraire ! Il m’a permis de réaliser une envie de longue date : couvrir presque l’entièreté de la couverture de points de broderie à l’image d’un tapis de verdure. Presque entièrement car, malgré l’envie initiale, je n’ai pas fait de “all over” afin de garder une composition dynamique. J’ai aussi pu teindre les fils rosés et rouges moi-même pour obtenir la teinte la plus juste. Les fils verts ont été choisis au feeling, pendant le travail de broderie, pour donner une impression de moirage, de vibration avec la croûte de cuir utilisée comme recouvrement des plats.
[Angeline] Le titrage paraît comme fondu dans cette atmosphère printanière…
[Anaïde] Oui ! Il a fallu anticiper le positionnement des lettres par rapport aux points de chaînettes brodés car la dorure a été réalisée par Geneviève Quarré avant de réaliser le décor brodé.
[Angeline] Peux-tu m’en dire plus sur la structure ?
[Anaïde] Il s’agit d’une reliure à mors ouverts. Chaque fond de cahier est brodé au point de chaînette. Les cahiers sont ensuite assemblés par de fines bandes de papier glissées sous les points brodés. Ces bandes sont fixées sur les plats.
Texte issu de l’entretien entre Anaïde et Angeline




